La Cour européenne des droits de l’homme chargée de faire appliquer le droit à la vie, ne sait pas trop sur quel pied danser lorsque la mort entre en piste. L’arrêt Daniel Karsai c. Hongrie qu’elle a rendu le 13 juin 2024 témoigne en tout cas de ce que, en cet effrayant domaine, elle n’est pas à l’abri des faux pas.
C’est ce qu’expose ci-après Jean-Pierre Marguénaud, professeur honoraire de droit privé et chercheur à l’Institut de droit européen des droits de l’homme de l’Université de Montpellier.
1. La Cour européenne des droits de l’homme avait été saisie par un malade atteint d’une sclérose incurable sachant que, le moment venu, il n’aurait pas la force de mettre lui-même fin à ses jours et qui reprochait à son pays une législation exposant à des poursuites pénales la personne qui lui prêterait assistance même à l’étranger dans un État qui admet déjà le droit à l’aide médicale à mourir.
Reprenant la solution que, dans un cas pratiquement identique, elle avait retenue il y a plus de vingt ans dans son célèbre arrêt Pretty c. Royaume-Uni du 29 mai 2002, la Cour a estimé qu’en maintenant sa très conservatrice législation, la Hongrie du Président Orban n’avait pas dépassé l’ample marge d’appréciation qui revient aux États face aux plus délicates questions morales, éthiques et politiques, si bien qu’aucun constat de violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui consacre le droit au respect de la vie privée, mais aussi à ce titre, le droit à l’autonomie personnelle, ne devait être dressé.
2. Le principal argument convoqué par la Cour de Strasbourg au soutien de cette solution est tiré de l’admission en Hongrie de soins palliatifs de qualité comprenant la sédation palliative qui permettent de mourir dignement et paisiblement sans être tenaillé par la douleur.
Sans doute la Cour admet-elle que le malade puisse préférer mourir immédiatement plutôt que d’attendre indéfiniment la mort sans trop souffrir, mais elle estime que ce n’est pas une raison suffisante pour obliger les autorités à légaliser l’assistance médicale à mourir.
Nonobstant l’existence aujourd’hui reconnue d’une souffrance existentielle contre laquelle les soins palliatifs ne peuvent pas grand’ chose, la Cour invite donc le malade incurable inapte à se suicider tout seul à un sordide voyage au bout de l’agonie.
3. Cette solution, qui tient en échec une volonté libre et éclairée d’en finir, fait un contraste plus ou moins saisissant avec celles qui, dans l’esprit du célèbre arrêt Vincent Lambert, laissent produire effet à une volonté devenue hypothétique d’interrompre l’assistance technique prolongeant artificiellement une vie rudimentaire (sur cette affaire Lambert, il est renvoyé aux articles qui lui sont consacrés sur Justice-en-ligne, que l’on peut consulter en saisissant le mot-clé « Lambert » dans le moteur de recherche du site), ainsi qu’avec celles qui admettent un droit au suicide sans assistance, ou encore avec celles qui, à l’exemple du récent arrêt de Grande chambre Pindo Mulla c. Espagne du 17 septembre 2024, imposent même en cas d’urgence un respect intransigeant de la volonté d’une personne de refuser un traitement, telle une transfusion sanguine, qui la sauverait.
4. Pour concilier ces solutions au regard du principe de non-discrimination, la Cour, dans le prolongement de l’arrêt Daniel Karsai, a cru devoir introduire, par le moyen inhabituel d’un communiqué de son Greffe, une distinction entre, d’une part, l’aide médicale à mourir (autrement dit le suicide assisté) et l’euthanasie volontaire que les États peuvent toujours s’acharner à interdire et, d’autre part, le refus par le patient ou l’arrêt à sa demande d’une intervention de nature à le maintenir en vie ou à la lui sauver, qui relèvent d’un droit au consentement libre et éclairé à une intervention médicale notamment consacré par la Convention d’Oviedo sur les droits de l’homme et la biomédecine du 4 avril 1997.
Il est probable que cette distinction ne tiendra pas longtemps puisque, consciente de danser à contre temps avec la mort, la Cour a déjà averti que la question sensible du droit à l’aide médicale à mourir devrait être réexaminée en fonction de l’évolution des sociétés européennes et des normes internationales d’éthique médicale.
5. En attendant, la Cour européenne des droits de l’homme, si attentive à corriger les discriminations fondées sur la naissance, oublie l’essentiel, qui est de neutraliser autant que possible les discriminations les plus terribles qui guettent chacun d’entre nous face à la mort.
Article original publié sur Justice-en-ligne
Photo de bernahanım_: https://www.pexels.com/fr-fr/photo/vue-sereine-sur-le-lac-avec-banc-au-coucher-du-soleil-30781310/