En marge de l’affaire Reynders : le statut pénal des ministres

Le 4 décembre 2024, le journal ‘Le Soir’ publiait les résultats d’un travail d’investigation réalisé par les journalistes Louis Colart et Joël Matriche d’où il ressort qu’une enquête judiciaire est actuellement menée par le parquet général de Bruxelles, ainsi qu’une instruction confiée à un conseiller de la Cour d’appel, pour des faits de blanchiment d’argent qui auraient été commis par l’ancien ministre Didier Reynders.
Cette affaire est l’occasion pour Marc Verdussen, professeur de droit constitutionnel à l’UCLouvain, directeur du Centre de recherche sur l’État et la Constitution, de rappeler les éléments essentiels du statut pénal des ministres en Belgique. Est-il besoin de préciser que nous nous gardons bien d’évoquer l’affaire en question, sauf à rappeler que l’intéressé a le droit à une innocence présumée, comme tout justiciable

1. Lorsque les autorités policières et judiciaires sont informées de faits pénalement répréhensibles qu’un ministre, ou un ancien ministre, pourrait avoir commis, la procédure à suivre se distingue-t-elle de celle applicable aux autres citoyens et, si oui, dans quelle mesure ?

Cette question – que nous limitons aux ministres et secrétaires d’État du Gouvernement fédéral (les membres des gouvernements régionaux et communautaires sont soumis à des règles similaires : voy. les articles 124 et 125 de la Constitution et la loi spéciale du 25 juin 1998 ‘réglant la responsabilité pénale des membres des gouvernements de communauté ou de région’) – fait l’objet d’un ensemble de dispositions figurant dans l’article 101, alinéa 2, de la Constitution (inséré en 1993) et surtout dans l’article 103 de la Constitution (remplacé en 1998) et dans la loi du 25 juin 1998 ‘réglant la responsabilité pénale des ministres’.

2. Deux scénarios doivent être envisagés selon que l’infraction présumée a été commise dansou horsl’exercice des fonctions ministérielles.
Cette distinction ne peut être confondue avec celle qui oppose les infractions commises pendant l’exercice des fonctions ministérielles et celles qui sont commises avant ou après. En clair, toute infraction localisée pendant l’exercice de la charge ministérielle n’est pas nécessairement liée matériellement à celle-ci. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que le ministre agisse en faisant usage des pouvoirs qui lui sont reconnus par ou en vertu de la Constitution. Dans tous les autres cas, il agit hors l’exercice de ses fonctions, soit qu’il pose un acte relevant de la sphère privée (par exemple des coups et blessures sur son voisin), soit qu’il pose un acte politique détachable de ses fonctions ministérielles (par exemple des propos haineux sur son site internet).

3.1. Premier scénario : l’infraction a été commise en lien avec les fonctions ministérielles. Ce premier scénario se décline de deux manières différentes.

3.2. Si l’infraction consiste en l’expression d’une opinion délictueuse – émise en violation du Code pénal (calomnie, diffamation, injures…) ou d’une loi pénale particulière (telle la loi de 1981 contre le racisme et la xénophobie) –, le ministre jouit d’une irresponsabilité. Cette irresponsabilité est en soi une fiction : elle ne signifie pas que le ministre est irresponsable, mais qu’on fait comme s’il l’était en rendant impossible toutes poursuites dans son chef. La règle est liée à l’adoption concomitante de l’article 50 de la Constitution, qui prescrit que tout membre de la Chambre des représentants ou du Sénat nommé en qualité de membre du Gouvernement fédéral cesse automatiquement de siéger au sein de l’assemblée dont il fait partie. Bien qu’ils n’y siègent pas ou plus comme élus, les ministres fédéraux ont encore leur entrée dans chacune des assemblées (présentation d’un projet de loi, réponse à une interpellation parlementaire, etc.).

Le Constituant a ainsi jugé pertinent de leur accorder, à l’instar des parlementaires, une liberté absolue de parole qui, dans son esprit, ne recouvre donc que les interventions des ministres faites dans l’hémicycle et autres salles de réunions du Parlement.

3.3. Si l’infraction est d’une autre nature qu’une opinion délictueuse – ce qui est le cas de la toute grande majorité des infractions pénales –, le ministre ne peut être tenu pour irresponsable.

Que du contraire : la justice pénale doit pouvoir faire son œuvre. Mais pas exactement selon les mêmes modalités que pour les autres citoyens. En effet, la possibilité d’engager un procès pénal contre un ministre emporte le risque d’une ingérence injustifiée de magistrats dans le champ de compétences du pouvoir exécutif et, partant, d’atteintes à la séparation des pouvoirs. D’où la présence de garanties visant à éviter les éventuels dérapages.

Quelles sont les modalités particulières applicables au ministre ? Dans ce cas, le ministre est poursuivi et jugé au niveau de la Cour d’appel de Bruxelles. C’est le procureur général près cette cour d’appel qui est compétent pour mener les poursuites. Quant à l’instruction de l’affaire – si instruction il y a –, elle est confiée à un conseiller près la Cour d’appel, étant précisé que les mesures de contrainte pour lesquelles le mandat d’un juge est requis (perquisitions, saisies, écoutes téléphoniques, etc.) peuvent uniquement être ordonnées par un collège composé du conseiller instructeur et de deux autres conseillers à la Cour d’appel.

À ce stade, le ministre peut faire l’objet des mêmes mesures d’instruction que celles applicables à tout autre citoyen placé dans la même situation. Il peut aussi être inculpé, mais curieusement par le seul conseiller instructeur.

Quant à la Chambre des représentants, elle est invitée à intervenir, mais uniquement quand le procureur général, à la suite de la phase d’instruction, estime que l’affaire doit être déférée à la Cour d’appel afin qu’il soit procédé au jugement de l’affaire. La Chambre a un rôle limité de filtrage : consent-elle ou non à ce que le ministre soit cité devant la Cour d’appel ? Elle est tenue de vérifier si la demande est sérieuse et ne peut refuser son autorisation que lorsqu’il s’avère que les poursuites sont manifestement fondées « sur des motifs politiques » ou bien si elle constate que « les éléments fournis sont irréguliers, arbitraires ou insignifiants » (selon les termes de la loi de 1998). Si la Chambre donne son autorisation, le ministre est poursuivi devant la Cour d’appel de Bruxelles. Peu importe qu’entretemps, ou déjà avant, il ait quitté son poste de ministre.

4. Second scénario : l’infraction commise est sans lien avec les fonctions ministérielles. Elle peut avoir été commise avant que le ministre entre en charge ou au cours de la période où il est ministre.

Dans ce cas, les règles évoquées ci-dessus sont également applicables, sous deux réserves. Tout d’abord, la cour d’appel compétente n’est pas nécessairement celle de Bruxelles, mais une des cinq cours d’appel du pays en application des critères ordinaires de compétence (lieu de l’infraction, lieu de la résidence du ministre ou lieu où le ministre a été trouvé). Ensuite, les règles en question ne s’appliquent que si le ministre est toujours en exercice, de telle sorte qu’en cas de démission, par exemple, il redevient aux yeux de la justice un citoyen ordinaire.

Cet alignement partiel sur les règles relatives aux infractions commises dans l’exercice des fonctions ministérielles est justifié par des considérations fonctionnelles (qui disparaissent lorsque le ministre a quitté ses fonctions) : il s’agit d’éviter que la gestion des attributions ministérielles soit entravée par des poursuites téméraires, intempestives ou vexatoires. Rappelons ici l’affaire Trusgnachqui, en 1996, a vu le ministre Elio Di Rupo odieusement accusé de faits de pédophilie et contraint de faire face à l’atermoiement de magistrats tardant à classer sans suite la plainte d’un affabulateur (lire à ce sujet : Fr. Van de Woestyne (Entretiens avec), Elio Di Rupo – Une vie, une vision, Bruxelles, Racine, 2011, pp. 61 à 71).

5. Les deux scénarios reposent sur une distinction qui n’est pas toujours aisée à établir en pratique. Car la question de savoir si l’infraction est liée ou non aux fonctions ministérielles est largement déterminée par le contexte dans lesquels les faits ont été commis.

Il reste qu’une erreur d’aiguillage n’est pas anodine. Le statut pénal que le droit réserve aux ministres ne leur est pas à tous égards favorable. Tant s’en faut.

Pour ne prendre qu’un exemple, en étant jugés en premier ressort par la cour d’appel, ils perdent un degré de juridiction auquel ont droit les autres citoyens.

6. Toute Constitution est confrontée à la nécessité de ménager un équilibre entre deux impératifs : d’une part, les poursuites et le jugement d’un ministre rejaillissent inévitablement sur la gestion de la chose publique et, d’autre part, dans un État de droit, personne ne peut se dérober à l’obligation de répondre personnellement des conséquences de ses méfaits. La Belgique, la France et l’Italie ont en commun d’avoir modifié leur régime de répression pénale applicable aux ministres par des révisions constitutionnelles adoptées au cours de la même période, entre 1989 et 1998 (voy. M. Verdussen, « Le statut pénal des ministres dans une perspective comparative : Belgique, France et Italie », Questions constitutionnelles, 24 juin 2024). Dans les trois pays, l’objectif a été de trouver un plus juste équilibre tout en veillant à ce que le ministre, tout au moins pour les infractions liées à ses fonctions, reste soumis à un traitement procédural qui diffère partiellement de celui applicable aux citoyens en général. En Belgique, il s’en écarte, pour l’essentiel, sur deux points : l’ensemble de la procédure est localisée au niveau de la cour d’appel et, au moment de saisir cette dernière, la Chambre doit donner son autorisation.

7. Le système fonctionne-t-il ?

Force est de constater que, depuis la réforme de 1998, la Chambre des représentants n’a pas souvent été saisie de demandes d’autorisation de poursuites. 

Exemplarité des ministres ? Pesanteur de la procédure ? Complexité des dossiers ? Complicités politiques ? En l’absence de données scientifiquement objectives et fiables, il est préférable de ne pas se perdre en conjectures hasardeuses.

On se limite à constater – ceci étant peut-être lié à cela – que le déclenchement de l’action publique contre un ministre est réservé par la Constitution au seul procureur général près la cour d’appel, à l’exclusion notamment de la ou des victimes. Avec cette conséquence que leur droit d’accès à un juge peut s’en trouver entravé. Il n’est pas impossible que, sur ce point, la Belgique se fasse un jour secouer par la Cour européenne des droits de l’homme.


Article original publié sur Justice-en-ligne

Marc Verdussen
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