La Cour de justice de l’Union européenne confirme les exigences du droit européen relatives à la lutte contre la pollution dans l’industrie

Le 25 juin 2024, la Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt « Ilva », a mis l’accent sur les obligations des États et des entreprises concernées d’évaluer de manière sérieuse et scientifique les risques de pollution que l’exploitation de certaines industries fait peser sur la santé de la population et sur l’environnement.

Explications de Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Chaire Jean Monnet).

Le droit européen de l’environnement et l’exploitation des installations industrielles

1. On le sait, le droit des établissements classés constitue l’épine dorsale du droit de l’environnement : en raison des impacts transfrontaliers des substances polluantes émises par les grandes installations industrielles, l’Union européenne a, depuis le début des années ‘90, harmonisé les règles nationales relatives à leur exploitation. Les autorités nationales ont généralement estimé que les directives d’harmonisation leur offraient une marge de manœuvre significative.

Le cas de l’aciérie Ilva

2. L’aciérie Ilva de Tarente dans les Pouilles, au sud de l’Italie, est l’une des plus grandes usines sidérurgiques d’Europe.

Couvrant une zone 1500 ha et ayant procuré de l’emploi à 40 000 personnes, ce complexe sidérurgique a défrayé la chronique. En 2012, la justice italienne prononça la mise sous séquestre judiciaire du site pour « désastre environnemental » jusqu’à son assainissement et l’a placé sous administration extraordinaire du gouvernement italien.

La procédure devant la Cour européenne des droits de l’homme

3. Le 24 janvier 2019, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté qu’en prolongeant « une situation de pollution environnementale mettant en danger la santé des requérants et, plus généralement, celle de l’ensemble de la population résidant dans les zones à risque », les autorités nationales n’avaient pas assuré la protection effective du droit des intéressés au respect de leur vie privée (article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme) (arrêt Cordella e.a. c. Italie, § 172).

La procédure devant la Cour de justice de l’Union européenne

4. Cette affaire n’allait pas s’arrêter là : dans un arrêt « Ilva » du 25 juin 2024 (C.Z., C-626/22), la Grande Chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a reconnu aux riverains du complexe sidérurgique un droit à un environnement sain, lequel a pour effet de restreindre la marge de manœuvre revenant aux États membres.

Estimant que leurs droits à la santé et à un environnement sain étaient gravement affectés par l’activité industrielle d’Ilva, les riverains avaient demandé au tribunal de Milan d’ordonner la fermeture de plusieurs installations du complexe au motif qu’elles n’étaient pas exploitées conformément aux prescrits de la directive 2010/75/UE sur la prévention et la réduction intégrées de la pollution. Le tribunal italien interrogea la Cour de justice de l’Union européenne à titre préjudiciel.

5. Pour faire bref, on rappellera que l’octroi d’une autorisation d’exploiter, fixant des limites d’émission pour les substances énumérées par la directive (annexe II), constitue la cheville ouvrière de la directive.

Les États membres sont ainsi tenus de fixer dans les permis d’environnement des seuils de rejet (ou seuils d’émission) en vue de protéger les différents composantes de l’environnement (air, eau et sol).

L’approche intégrée se matérialise ainsi par une coordination adéquate de la procédure et des conditions d’exploiter, lesquelles doivent permettre d’éviter qu’« aucune pollution importante » ne soit « causée » (article 11, c), de la directive) en vue de garantir « un niveau élevé de protection de l’environnement considéré dans son ensemble » (article 1er). Les conditions d’exploiter doivent être établies en fonction des « meilleures techniques disponibles » (article 11, b), en prenant en considération les caractéristiques techniques de l’installation concernée.

6. La protection environnementale est tributaire des connaissances scientifiques. Aussi les conditions d’exploiter ne peuvent-elles être valablement fixées par l’autorité compétente que sur la base d’une connaissance scientifique des impacts potentiels de l’activité industrielle, ce qui implique la réalisation d’une évaluation des incidences avant que l’installation ne soit exploitée ou que son permis ne soit renouvelé.

En raison de l’évolution constante des technologies, les autorités italiennes estimaient que les effets sur la santé ne pouvaient être évalués préalablement à la délivrance de l’autorisation ou de son réexamen (§§ 103 et 104). Aussi, le droit italien ne prévoyait pas que l’évaluation des dommages à la santé fasse partie intégrante de la procédure d’octroi et de réexamen de l’autorisation d’exploiter.

7. La Cour de justice de l’Union européenne n’a pas retenu cette thèse.
En raison du lien étroit entre les composantes sanitaire et environnementale (§ 68), renforcé par l’application conjointe des articles 35 et 37 de la Charte des droits fondamentaux, une évaluation ex post des effets des polluants rejetés par l’usine sur la santé des riverains est insuffisante. L’évaluation des incidences des activités industrielles tant sur l’environnement que sur la santé humaine doit faire « partie intégrante des procédures de délivrance et de réexamen de l’autorisation » (§ 95).

Ce raisonnement rejoint celui de la Cour européenne des droits de l’homme, qui s’était fondée, pour constater l’existence d’une violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, sur des études scientifiques faisant état des effets polluants des émissions de cette usine tant sur l’environnement que sur la santé des personnes (arrêt Cordella précité, § 163 et 172).

Enfin, lorsque l’évaluation fait apparaitre que la population riveraine est exposée à un danger « inacceptable », l’autorisation d’exploiter doit « faire l’objet d’un examen à bref délai » (§ 104).

8. La seconde question préjudicielle posée par le tribunal de Milan portait, pour l’essentiel, sur les substances polluantes dont les effets devaient être évalués. L’autorité compétente pouvait-elle limiter son évaluation à une liste restreinte de substances polluantes « prévisibles » en raison de la nature de l’activité sidérurgique ? Ou, au contraire, devait-elle, sur la base des rapports scientifiques, également évaluer les effets de substances provenant de sources diffuses, telles que des particules fines PM2,5 et PM10, du cuivre, du mercure et du naphtalène (§ 107) ?

9. La Cour de justice de l’Union européenne rappelle que la directive est fondée sur le principe de prévention, principe fondamental du droit de l’environnement consacré à l’article 191, § 2, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (§ 113). L’exploitant est tenu de fournir, dans sa demande d’autorisation d’exploiter ou de renouvèlement, les informations relatives à toutes les substances « à l’effet néfaste potentiel » susceptibles d’être produites par son installation.

Il s’ensuit que seules les substances polluantes considérées comme ayant un effet négligeable sur la santé humaine et sur l’environnement peuvent être exclues de la catégorie des substances qui doivent être assorties de valeurs limites d’émission dans l’autorisation d’exploitation d’une installation (§§ 114 et 115).

La directive impose donc à l’autorité compétente une « appréciation globale », sur la base des données scientifiques pertinentes, de toutes les substances polluantes et de leur effet cumulé sur l’environnement et la santé humaine (§ 119). Au cas où les objectifs de qualité de l’air, à l’extérieur du site industriel, seraient dépassés, l’autorité devrait alors requérir, dans son autorisation, des valeurs limites de rejet plus strictes (§ 121).

On observera que l’interprétation retenue par la Cour de justice est nettement plus stricte que celle proposée par l’avocat général, Mme J. Kokott, laquelle estimait qu’il ne fallait tenir compte que des polluants qui étaient « en quantités significatives » (§§ 125 et 134 des conclusions du 14 décembre 2023). L’avocat général est le magistrat qui, au sein de la Cour de justice de l’Union européenne, donne un avis à celle-ci avant le prononcé de l’arrêt.

10. Enfin, l’Italie avait prolongé la mise en œuvre des mesures de protection prévues par la directive de près de sept ans. Les autorités nationales avaient jugé qu’une mise en conformité immédiate de l’établissement aurait entrainé sa fermeture.

Ainsi, dans la mesure où la directive ne requiert pas la suppression de tous les risques environnementaux et sanitaires, il convenait de mettre en balance les intérêts environnementaux, d’une part, et ceux de l’emploi, d’autre part (§ 129).

Au contraire, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé que la directive 2010/75 s’oppose à ce que les mesures de gestion des risques puissent faire l’objet de prolongations répétées, alors que des dangers graves et importants pour l’intégrité de l’environnement et de la santé humaine ont été mis en évidence (§ 132).

Conclusion

11. En conclusion, la Cour de justice, dans l’arrêt commenté, a interprété la directive de manière stricte.

Celle-ci oblige les autorités compétentes à évaluer largement le spectre de risques, tant environnementaux que sanitaires, tout au cours de l’exploitation, sur la base d’une évaluation scientifique. Ainsi, une logique de prévention prévaut sur la mise en balance des intérêts.

Article original publié sur Justice-en-ligne

Nicolas de Sadeleer
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