Le contrôle de la légalité des actes du pouvoir exécutif : le Conseil d’État n’est pas seul

1. Un de nos internautes visiteurs a posé la question suivante sous l’article de Philippe Bouvier publié le 15 octobre 2023 sur Justice-en-ligne, « Le Conseil d’État et ses deux sections ont 75 ans : une singulière cohabitation ? » :
« L’article 159 de la Constitution (‘Les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu’autant qu’ils seront conformes aux lois’) n’est-il pas superflu, dès lors que le Conseil d’État peut/doit annuler ces règlements en cas d’illégalité ?
Concrètement : [2004] le Conseil d’État valide la circulaire Peeters que [2011] la Cour d’appel de Mons estime néanmoins nulle, avant que... [2014] le Conseil d’État ne coupe – compromis politique ? – la poire en deux. Cela fait désordre ».
Cette question concerne les relations entre les juridictions administratives et les juridictions judiciaires avec à leur sommet respectivement le Conseil d’État et la Cour de cassation.

2. Il est exact que tant la section du contentieux administratif du Conseil d’État que l’ensemble des juridictions judiciaires, en ce compris la Cour de cassation, vérifient si les actes administratifs (ce que l’article 159 de la Constitution présente comme étant « les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux ») sont conformes aux lois, ce qui veut dire en réalité que ce contrôle s’exerce non seulement par rapport aux lois au sens strict (les textes adoptés par le pouvoir législatif, composé principalement de la Chambre des représentants) mais aussi par rapport à tous les textes normatifs supérieurs (les décrets et les ordonnances des communautés et de régions, la Constitution, le droit international, etc.).

3. Ces contrôles sont toutefois différents quant à leur portée.
Le système de l’article 159 de la Constitution, que mentionne notre correspondant et que les juristes appellent « l’exception d’illégalité » permet à toutes les juridictions, à l’occasion d’un litige présenté devant elles, de ne pas appliquer un acte administratif (un arrêté royal, un arrêté de Gouvernement, un arrêté communal, etc.) dans ce litige lorsqu’elles estiment cet acte illégal. Cela peut concerner aussi bien un acte à portée individuelle (un permis d’environnement ou un arrêté de promotion d’un fonctionnaire par exemple) qu’un acte à portée réglementaire (un arrêté royal exécutant une loi ou un arrêté de police communale par exemple).
La décision de ne pas appliquer un acte administratif dans un litige particulier ne fait pas disparaître celui-ci de l’ordre juridique et l’on peut très bien imaginer que, dans un autre litige, une autre juridiction analyse les choses différemment et applique l’acte en question.
Il en va très différemment lorsque le Conseil d’État annule un acte administratif : dans ce cas, l’annulation fait disparaître celui-ci de l’ordre juridique et ce, avec en principe avec un effet rétroactif. L’acte est donc alors censé n’avoir jamais existé.

4. Ceci étant, lorsque c’est la Cour de cassation qui décide de ne pas appliquer un acte administratif dans un litige particulier sur la base de l’article 159 de la Constitution, il va sans dire, vu la position occupée par cette Cour au sommet de toutes les juridictions judicaires, que pareille décision revêt une certaine autorité et que, le plus souvent, les autres juridictions concernées par le même acte décident également de ne pas l’appliquer.
Toutefois, juridiquement, les deux systèmes sont bien différents : le Conseil d’État annule l’acte de manière générale et en principe rétroactive lorsqu’il considère que cet acte est contraire aux règles supérieures (cela s’appelle « l’excès de pouvoir ») et les juridictions judiciaires se contentent de ne pas appliquer l’acte dans le cas d’espèce.

5. Ces questions ont déjà été abordées sur Justice-en-ligne dans l’article suivant de Pierre Vandernoot : « La Cour de cassation a-t-elle le dernier mot sur le Conseil d’État ? ».
Il y est renvoyé.

6. Comme le relève l’auteur de la question posée à Justice-en-ligne, cela peut aboutir à des différences d’appréciation quant à la légalité d’un acte administratif : une juridiction judiciaire peut déclarer cet acte illégal et donc ne pas l’appliquer sur la base de l’article 159 de la Constitution (l’exception d’illégalité ») et, saisi d’un recours en annulation dirigé contre le même acte, le Conseil d’État peut analyser les choses différemment et considérer que cet acte est conforme aux règles supérieures, ce qui le conduit alors à rejeter le recours en annulation.

7. Cela arrive rarement mais cela arrive, comme par exemple dans la saga des différents recours juridictionnels qui ont été introduits au Conseil d’État et auprès de juridictions judiciaires qui concernaient les circulaires du Gouvernement flamand obligeant les autorités des communes à facilités, notamment celles des six communes de la périphérie bruxelloise, à utiliser le seul néerlandais dans leurs rapports avec leurs citoyens, à charge pour ces derniers, s’ils le souhaitent, de solliciter l’usage du français par la suite. L’une des premières circulaires en ce sens a été appelée par la presse la « circulaire Peeters », du nom du ministre qui à l’époque en était l’auteur.

Ces questions ont fait l’objet de plusieurs articles sur Justice-en-ligne, auxquels il est également renvoyé :
 Fr. Gosselin, « La Cour d’appel de Mons, contrairement au Conseil d’État, dénie tout effet à la ‘circulaire Peeters’ » ;
 J. Sohier, « Communes à facilités et circulaire Peeters : les élections de Wezembeek-Oppem en justice » ;
 L. Van den Eynde et A. Remiche, « L’affaire Caprasse et l’interprétation des lois linguistiques dans les communes à facilités : une diaphonie juridictionnelle » ;
 V. Vander Geeten, « La Cour constitutionnelle ‘botte en touche’ : elle valide la loi spéciale sur la nomination des bourgmestres de la périphérie » ;
 L. Van den Eynde et A. Remiche, « L’assemblée générale du Conseil d’Etat au manège de la non-nomination des bourgmestres : fin du carrousel et tir sur les interprétations de la législation linguistique » ;
 Emm. Slautsky, « La Cour de cassation s’écarte du Conseil d’État pour interpréter les conditions d’application des ‘facilités’ dans la périphérie bruxelloise » ;
 Emm. Slautsky, « L’assemblée générale du Conseil d’État confirme sa jurisprudence sur la portée des facilités linguistiques dans la périphérie bruxelloise ».

Article original publié sur Justice en ligne

Photo @ PxHere

Pierre Vandernoot
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