Les restrictions à la liberté de manifestation en raison de la Covid-19 : les « motifs sérieux de santé publique » dans la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme

Dans un arrêt du 17 octobre 2024, la Cour européenne des droits de l’homme a rejeté, à la majorité, le recours d’un syndicat espagnol qui arguait que la décision d’interdire une manifestation dans des véhicules le 1er mai 2020, à un moment où la pandémie de la Covid-19 battait son plein, avait constitué une restriction injustifiée à la liberté de réunion.
L’arrêt est publié intégralement en anglais et son résumé est accessible en français.

1. Le 20 avril 2020, le syndicat Central Unitaria de Traballadores/ASnotifia aux autorités locales compétentes son intention d’organiser une manifestation dans des véhicules à Vigo, une ville située dans le Nord-Ouest de l’Espagne, en Galice, non loin de la frontière avec le Portugal.

Le lendemain, les autorités répondirent qu’elles étaient incapables « de fournir un critère permettant la tenue de la manifestation » compte tenu de l’urgence de santé publique causée par la maladie à coronavirus II (Covid-19). Elles observèrent qu’à ce moment, un arrêté du pouvoir exécutif interdisait de circuler sur le territoire, sauf pour certains types de mouvements limitativement énumérés, et que la tenue d’une manifestation n’en faisait pas partie.

Le syndicat décida de saisir les instances juridictionnelles nationales, à savoir la Haute Cour de justice de Galice, puis la Cour constitutionnelle. Toutes deux rejetèrent le recours. Elles admirent que la réponse des autorités locales compétentes n’était pas claire mais qu’elle devait être interprétée comme une décision d’interdiction de manifester justifiée par les indicateurs épidémiologiques qui, à ce moment, étaient alarmants. Cette décision trouvait un fondement dans le régime ordinaire des restrictions des droits fondamentaux prévu par la Constitution.

2. Insatisfait de la position des juridictions nationales, le syndicat saisit la Cour européenne des droits de l’hommed’un recours pour violation par l’Espagne de la liberté de réunion pacifique garantie par l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Il alléguait que la manifestation qu’il avait l’intention de planifier le 1er mai 2020, jour de la fête du travail, aurait dû contribuer au débat de la « destruction du droit à l’emploi et au travail » par les règles de gestion de la pandémie. La liberté de réunion implique celle de manifester un mécontentement. Ce sont des libertés politiques qui ont une fonction démocratique essentielle car elles agissent comme contre-pouvoirs.

3. Dans son arrêt du 17 octobre 2024, la Cour rejeta le recours.

Elle observa d’abord que la décision d’interdiction pouvait être qualifiée d’ingérence – donc constituait un obstacle à – la liberté de réunion (§ 64). Ce point n’était pas contesté par les parties. La Cour ajouta que l’ingérence ne résultait pas d’une interdiction générale d’organiser des évènements publics mais qu’il s’agissait d’une interdiction spécifique d’une manifestation que le syndicat avait prévue le 1er mai 2020 (§ 65).

La Cour jugea ensuite que l’ingérence était justifiée parce que, conformément au paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, elle était « prévue par la loi », poursuivait des objectifs légitimes et était « nécessaire dans une société démocratique », c’est-à-dire proportionnée aux objectifs.

4. De la même manière que les juridictions nationales, la Cour observa que la décision des autorités locales compétentes était « sommaire et ambigüe » (§ 71). Mais, elle souligna immédiatement que les juridictions nationales avaient « accepté » que la décision critiquée contenait les raisons principales de l’ingérence et qu’elle puisait son fondement entre autres dans la Constitution espagnole qui habilite les autorités nationales à restreindre les droits et libertés (§ 72).

La Cour dit être satisfaite sur ce point et décida que l’ingérence était « légale ».

5. La Cour constata dans un deuxième temps que les parties n’étaient pas en désaccord sur les objectifs légitimes poursuivis, à savoir la protection de la santé et la protection des droits et libertés d’autrui. Elle les avalisa (§ 74).

6.1. La proportionnalité de l’ingérence fit l’objet d’un raisonnement plus circonstancié.

La Cour reconnut que la marge d’appréciation des autorités espagnoles était, en l’espèce, ample dans la mesure où elles agissaient dans un contexte pandémique et qu’elles sont en général les mieux placées pour apprécier les priorités, l’utilisation des ressources disponibles et les besoins de la société (§ 78).

Dans pareil cas, la Cour affirma être attentive aux garanties procédurales mises à la disposition des individus (par exemple, l’accès à un recours juridictionnel effectif et adéquat) (§ 82).

6.2. Elle affirma que la pandémie de la Covid-19 pouvait, compte tenu de ses répercussions non seulement sur la santé individuelle et collective, mais plus globalement sur la société dans son ensemble, tomber dans le champ des « circonstances exceptionnelles et imprévisibles », légitimant les mesures de confinement, en particulier en Espagne, l’un des pays les plus touchés (§ 83). Il y avait donc un « besoin social impérieux » de protéger les personnes et la santé (individuelle et publique).

6.3. La Cour rappela que les autorités étatiques ont une obligation positive de prendre des mesures raisonnables pour protéger la vie, la santé et l’intégrité physique des individus qui se trouvent sous leur juridiction (§ 85). Dans le cas d’espèce, elle observa que les juridictions nationales avaient priorisé la santé publique sur la liberté de réunion : la Cour constitutionnelle avait par exemple jugé que la circulation du virus pouvait conduire à un « effondrement » des services de santé (§ 87). La Cour examina l’évaluation conduite par les autorités nationales de la forme spécifique de la manifestation, les participants devant y prendre part dans des véhicules et respecter certaines mesures d’hygiène (§ 88).

Elle fut d’avis que le motif de l’obstruction à la voie publique, selon lequel les véhicules allaient bloquer les routes et donc rendre le passage des ambulances et l’accès aux hôpitaux difficiles, sinon impossibles, ne pouvait suffire en lui-même : selon la Cour, les autorités nationales auraient pu proposer un itinéraire alternatif (§ 90).

En revanche, elle décida que ce motif, combiné à celui de l’insuffisance des mesures de protection inhérentes à ce type de manifestation, pouvait justifier l’ingérence. À cet égard, elle constata que le syndicat n’avait jamais spécifié le nombre de véhicules (et donc de personnes) susceptibles de prendre part à la manifestation, de sorte que la supposition des autorités qu’il n’était pas impossible d’avoir une « réponse massive à l’appel à manifester » pouvait s’avérer fondée (§ 92). Pour la Cour, les juridictions nationales furent d’avis que la forme de la manifestation était quoi qu’il en soit insuffisante pour prévenir le risque d’infection, compte tenu notamment de l’ignorance scientifique que l’on avait du virus à l’époque et des chiffres de contamination et de personnes décédées (§ 93).

Elle ajouta que, compte tenu du contexte « sans précédent » dans lequel les autorités espagnoles se trouvèrent à ce moment, une approche sur-précautionneuse ne pouvait en soi pas être perçue comme disproportionnée (§ 94).

La Cour conclut que c’était à bon droit que les juridictions nationales avaient rejeté les arguments du syndicat sur la base de « motifs sérieux de santé publique » (« weighty public health considerations ») spécifiques aux premières semaines de la pandémie.

Reste à voir si le syndicat demandera le renvoi de l’affaire en Grande Chambre, une formation de dix-sept juges, qui connait exceptionnellement des recours introduits contre les arrêts prononcés par une formation de sept juges.

7. Dans cette affaire, la juridiction supranationale élève donc le vilain microbe covidien et les effets qu’il engendre sur la population et les individus au rang de motif sérieux de santé publique, encore qu’elle insiste à plusieurs reprises sur le « contexte factuel exceptionnel » dans lequel elle se prononce – celui de la première vague, dévastatrice, du virus. Sous réserve d’une appréciation concrète, cette élévation est susceptible de faire pencher la balance en faveur des mesures sanitaires prises par les autorités étatiques pour contenir le virus.

On est dès lors curieux de voir comment la Cour traitera les affaires actuellement pendantes devant elleet dans lesquelles est soulevée une violation de l’article 11 de la Convention. Dans un autre arrêt prononcé en Grande Chambre le 27 novembre 2023, elle a déjà eu égard au « contexte inédit et hautement sensible » de la pandémie pour déclarer irrecevable un recours introduit devant elle par un syndicat suisse, lequel clamait, comme le syndicat espagnol, une ingérence injustifiée dans sa liberté de réunion pacifique.

Article original publié sur Justice-en-ligne

Charly Derave
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